LES DEMEURÉES
Il a bien fallu. Tout le monde l’a dit : l’école,
c’est obligatoire. La Varienne a baissé la tête.
Le jour de la première fois, elle a lissé un
froissement qu’elle seule voyait sur son tablier
bleu foncé, longuement. Elle n’a pas regardé
Luce partir.
C’est brusquement, une fois la porte refer -
mée, qu’elle s’est levée.
Elle a suivi sa petite, comme font les chiens
dont on ne veut pas, de loin.
On a vu la Varienne s’arrêter sur la place du
Village, elle qui ne vient jamais sans son panier.
Les deux bras ballants, devant l’édifice qui lui
avait dévoré sa petite, plantée devant la grande
grille refermée, elle est restée.
Demeurée, c’est l’autre nom pour l’abrutie
qu’elle est.
Demeurée, oui demeurée, devant la grille
close, longtemps, sous la bruine rousse de sep -
tembre jusqu’à ce qu’une jeune femme, l’insti -
tutrice, sorte et lui dise « il faut partir main-
tenant ».
La petite n’a pas collé son nez à la vitre de la
classe, comme les autres. La petite est restée, plus
raide encore, devant son pupitre, n’entendant
rien, ne voyant rien au-dedans d’elle que la
bouche balbutiante de la mère, imitant les lèvres
douces et bien dessinées de Mademoiselle
Solange. Le cœur de Luce a frémi en silence, sous
le claquement du pupitre. Elle a retenu la honte.
La Varienne ce jour-là a erré. L’étrangeté
avait masque son chemin. On a dit « Voilà
qu’elle ne se reconnaît plus maintenant ». On
l’a ramenée à sa porte.
Dedans c’était pire.
Rien n’était plus semblable.
Prostrée à la place de la petite, les bras serrés
contre son ventre. Tout le jour. Elle ne sait pas
ce qu’est l’attente.
Quelque chose s’est arrêté. Chaque objet,
sourd au départ de la petite, s’est muré dans
une densité sans faille. Aucun lien n’est plus
possible.
La petite n’est plus. La Varienne est une île.
Il arrive ce qu’elle ne connaît pas : l’absence.
Elle, elle ne sait pas se distraire, faire les tâches
de chaque jour en rêvant, regarder parfois par
la fenêtre, elle ne sait pas. Empaquetée dans
l’étouffement de ce qu’elle ne peut pas nom –
mer , elle est demeurée.
Le soir, Luce est revenue.
[…]
Le lendemain, Luce reprend le chemin du vil –
lage. La Varienne ne la suit pas.
La petite rentrera. Elle ne va pas à l’école. Elle
va voir Madeleine Solange.
Luce ne s’attarde pas sur la place, ne laisse pas
Son regard errer vers la salle de classe. Elle va au
nom de Mademoiselle Solange, elle va lui
réciter ce qu’elle sait.
Les mots sont là
Elle apprend
Elle ne peut plus s’arrêter.
Elle apprend les mots, tous les mots. Et elle
apprendra. Dans les petits livres de broderie que
lui donne Madame, sur les boîtes de farine, de
café, sur les morceaux de journal qui servent
aux épluchures, sur les pancartes, elle apprend.
Elle n’arrêtera plus.
Le monde s’est ouvert.
Chaque fois, elle brode les mots nouveaux, se
les répète silencieusement.
Chaque matin, elle vient les réciter ici.
Elle n’arrêtera plus.
Les paroles de Luce s’élèvent.
Elles ne demeurent plus.
Sur la terre, jour après jour, elles portent son
souffle.
Jeanne BENAMEUR | Les demeurées, 1999 |
FOLIO 2005
Pages 21,22, 23,80, 81.
MES HAUTEURS
Au bord des vies, se baisser.
Remettre le pied dans la chaussure d’enfant,
La patte hors du piège.
L’escalier de la cave est raide, sans électricité.
Sept chats y sont nés, quatre, puis trois.
Ils sont là, n’importent pas. Je les protège.
Leur nom même – idée de chat – se passe d’eux.
Dans l’air encore chaud, hors des grands chantiers
Une attention extrême, ce qu’on n’écrit pas.
*
les braises nous font marcher trop vite
stupeur d’être dans la nuit des sons
de quel bois ancien ton nom
mon père qui brûle !
UNE LIGNE DE VIE
[…]
Écrire de la poésie, c’est changer de régime, de
courant, de voltage ; s’accorder à ce qui vient, tendre
vers ce point d’assemblage, l’accompagner et
s’accompagner.
Je songe à une suite discrète de niveaux d’énergie
et les vers comme un étagement de l’espace.
Ligne, discontinue comme l’est ma ligne de vie.
[…]
Retissant des liens avec la langue, avec ce qui reste de sauvagerie
dans la civilisation, ce qui reste de civilisation dans la sauvagerie,
c’est un des lieux où se renouvellent les liens.
Où ça commence, où ça finit ?
La poésie n’est pas éternelle
mais l’éternité ne le sait pas.
Silence entre les mots on approche
elle nomme les mots, puis, écrit Tchouang Tseu, retourne
là où les noms sont de trop, au royaume des évidences.
Béatrice DE JURQUET | Si quelqu’un écoute| 2017
La rumeur libre éditions | Pages 86,87,101,118.
AVALÉE
Il y a ta voix grasse et ta voix maigre
ta voix du dehors et ta voix du dedans
ta voix d’hydre à l’estomac retournable
et ta voix souple qui enfile des vêtements de maille
Un jour à l’envers
Un jour à l’endroit
Éternelle avaleuse, perpétuelle avalée
Mon amour habite là-bas
dans ta bouche de baleine
dans ta dent creuse
pleine de loups, de lions, de pêcheurs et de bateaux
et dans ta gorge qui rit
Un jour à l’envers
Un jour à l’endroit
Éternelle avaleuse, perpétuelle avalée
Et quand tu te tais
alors je rentre seule dans ma maison du ventre
je rentre seule dans mon propre ventre
là je me trouve bien
Un jour à l’envers
Un jour à l’endroit
Éternelle avaleuse, perpétuelle avalée
[…]
DISTANCE
L’œil conserve un certain temps
Les images des corps lumineux
Je dis que non
Le coup frappé dans la cloche
Laisse derrière lui sa ressemblance
Imprimée
Je soutiens que non
Si un homme saute sur la pointe des pieds
Son poids ne fait aucun bruit
Mon expérience ne le prouve pas.
Preuve du contraire :
Le son de ta voix se perd en raison
de la distance
exemple simple :
là où une voix ne porte plus
des voix multiples
dont chacune serait égale à la susdite
ne porteront pas
objet de langue apparemment immobile
exemple du bâton qui a l’air brisé
C’est mort pour les âmes que de devenir eau
Régine DETAMBEL | ÉMULSIONS |Champ Vallon
2003 |Pages 10, 11 ,71,72
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